« La Russie, ou le principe de réalité en géopolitique » I Par Lucien Cerise

Publié sur Scriptoblog le 28 mai 2018 sous le titre « Commentaire de Lucien Cerise à la réponse de Pierre Hillard sur la vidéo de Michel Drac ». Revu et mis à jour pour cette nouvelle publication.



Les remarques de Pierre Hillard sur la recension en vidéo de son livre « Atlas du mondialisme » par Michel Drac me fournissent l’occasion d’apporter une contribution au débat géopolitique. Le regard porté par Pierre Hillard sur les propos de Michel Drac ou sur certaines figures analysées dans son œuvre offre une analyse en termes de déterminismes religieux. Les déterminismes religieux ont eux-mêmes deux volets : le premier, métaphysique, sans vérification possible, donc sans débat possible, donc nous n’en débattrons pas ; 2) le second, identitaire et généalogique.

Les déterminismes généalogiques sont diachroniques, c’est-à-dire historiques et linéaires. Le passé détermine le présent, qui détermine l’avenir sur une frise chronologique avec un avant et un après. Ceci étant dit, il existe aussi d’autres déterminismes, issus du présent, c’est-à-dire synchroniques, qui viennent confirmer, infirmer ou mitiger les déterminismes diachroniques issus du passé. Le comportement de l’individu doit autant, et parfois plus, à ce qui se passe autour de lui, ici et maintenant, dans l’immanence des pressions de l’environnement, qu’à ce qui se passait avant. L’hérédité, l’héritage, la transmission jouent leur rôle mais les cartes cognitives sont rebattues à chaque instant de manière tactique, par adaptation aux accidents du terrain et en interaction vivante avec le comportement des autres systèmes environnants, individus, groupes, organisations. Autrement dit, les origines n’expliquent pas tout, a fortiori dans les sociétés complexes et incertaines qui sont les nôtres et où la plupart des gens naviguent à vue, y compris les chefs d’État comme Vladimir Poutine.

Ce qui nous amène à la « question russe ». Ce qui pousse Vladimir Poutine à agir n’est évidemment pas l’imposition d’un projet mondialiste mais simplement l’angoisse de subir le même sort que Slobodan Milošević ou que Mouammar Kadhafi, après que son pays ait été anéanti par une révolution colorée et une invasion de l’OTAN. Au fil des siècles, de nombreux régimes ont été renversés par des coups d’État ou des agressions étrangères. À chaque fois, le leader politique, son équipe au pouvoir et de larges pans de la population disparaissent dans des conditions atroces. On pense à 1789 en France, à la chute de Saddam Hussein en Irak, ou à la fin de Nicolas II Romanov. Et à chaque fois, le pays plonge dans le chaos et la guerre civile. Il se peut que les juifs Loubavitch de Russie anticipent de façon anxiogène ce genre d’événement chez eux, ce qui serait un mobile suffisant pour soutenir le Kremlin. Il semble que les musulmans et les chrétiens de Russie soient également sur cette même ligne d’auto-défense et de cohésion nationale. L’opération Barbarossa et la guerre totale livrée par le Troisième Reich de 1941 à 1945 sont encore dans les mémoires. Ici, ce n’est pas la métaphysique qui dicte le comportement mais la peur très physique d’une mort violente.

D’autre part, les origines ethniques et/ou confessionnelles sont impuissantes par elles-mêmes sans le potentiel matériel adéquat permettant de soutenir un rapport de forces. Quand Bernard-Henri Lévy vient en Ukraine pendant l’insurrection de 2014 pour clamer sur la place centrale de la capitale Kiev « Nous pouvons faire à Poutine ce que nous avons fait à Yanoukovitch » – le président déchu par le putsch – il est le porte-parole d’une longue tradition de déstabilisation militaire et paramilitaire de la Russie qui remonte au moins à Napoléon Bonaparte, qui passe par Lénine et Hitler, et qui s’exprime aujourd’hui dans les préparatifs de l’OTAN en Europe de l’Est. La filiation entre tous ces ennemis de la Russie est moins dans les idées que dans les moyens de déployer une infrastructure logistique très lourde. De la même façon, la nature du régime en place à Moscou n’a aucune importance. Monarchie tsariste, URSS, Fédération de Russie, peu importe : c’est le territoire physique et ses ressources qui sont visés. La seule période pendant laquelle la Russie a été tolérée par les mondialistes fut la présidence de Boris Eltsine, quand elle était en cours de vente à la découpe aux intérêts étrangers (ce qui se passe en Ukraine depuis 2014). La conquête de la Russie et le morcellement de ses grands espaces est le passage obligé de la domination mondiale, ce qui porte un nom en géopolitique : le Grand Jeu, expression qui désigne le clivage entre l’empire anglo-américain et l’empire russe structurant les rapports de force internationaux depuis le XIXe siècle et auquel tout se ramène de près ou de loin. En 1998, Alexandre Soljenitsyne faisait paraître « La Russie sous l’avalanche ». De nombreuses pages sont consacrées aux nationalistes ukrainiens, en particulier ceux qu’il avait rencontrés dans les goulags, mais aussi dans la diaspora d’Amérique du Nord, jusque dans les cercles du pouvoir à Washington, DC :

Au cours des années 50, j’ai rencontré, dans les camps où j’étais détenu, beaucoup de nationalistes ukrainiens et j’avais cru comprendre que nous étions tous sincèrement unis contre le communisme (à l’époque, je ne les ai pas entendus prononcer le mot "moscals"). Dans les années 70, aux États-Unis et au Canada où l’émigration ukrainienne forme un massif important, je les interrogeai naïvement : pourquoi ne rien dire ni faire contre le communisme, mais avoir des mots aussi durs contre la Russie ? J’étais naïf, en effet, car c’est seulement bien des années après que j’ai appris que l’infâme loi américaine "sur les peuples opprimés" (86-90) avait été tournée contre les Russes et que sa formulation avait été soufflée au Congrès justement par des nationalistes ukrainiens (le Congressman Lev Dobrianski). » (Pp. 135-136)

Ce n’est pas la métaphysique qui écrit l’Histoire, et ce ne sont pas non plus les idées. En effet, le front contre la Russie permet d’amalgamer depuis le XIXe siècle une large coalition sans cohérence idéologique, parfaitement hétéroclite, allant de l’extrême-droite à l’extrême-gauche et associant diverses religions. On y trouve donc des nationalistes ukrainiens venant du suprémacisme blanc, avec pour références au XXe siècle des noms comme Dmytro Dontsov, Yuri Lipa ou Stepan Bandera ; des suprémacistes blancs allemands, dont Gerhard Von Mende, ministre du Reich sous Hitler, spécialisé dans la manipulation des musulmans russes pour les dresser contre Moscou dans des revendications d’indépendance ; des Polonais sous influence maçonnique, dont un Président de la république, Józef Piłsudski, le Maréchal Edward Rydz-Śmigły, ou le conseiller des présidents américains, Zbigniew Brzeziński ; et, last but not least, des professionnels de la subversion comme George Soros et ses précurseurs bolchéviques Israel Gelfand dit Parvus et Lev Bronstein dit Trotski. Tous réunis dans les réseaux antirusses ou anti-communistes, ils convergent depuis des décennies dans le projet de faire éclater la Russie de l’intérieur en faisant monter les séparatismes révolutionnaires, stratégie dite du Prométhéisme, ou de la prendre par l’extérieur sur un front de l’Est militaire homogène entre la Baltique et la Mer noire, encore nommé Intermarium1.

Face à ce déploiement de forces internationales, la Russie prend des mesures d’échelle internationale également. La réponse doit être proportionnée. Le cadre supranational n’a pas attendu Poutine pour exister de facto. La mondialisation est là, maintenant il faut l’organiser sur un modèle alternatif à celui soutenu par les mondialistes, donc sur un modèle multipolaire. Quand Vladimir Poutine reprend l’expression de « nouvel ordre mondial », c’est une concession au vocabulaire en vigueur pour en subvertir le sens, sorte de clin d’œil ironique à l’ennemi. Un dispositif de ce « nouveau nouvel ordre mondial » était l’Union économique eurasiatique, qui se voulait un pendant à l’Union européenne, mais qui a du plomb dans l’aile. En effet, l’un de ses piliers est en train de la quitter. Jusque récemment, le Kazakhstan et sa nouvelle capitale à l’architecture étrange étaient en train de sortir de l’orbite de Moscou pour rejoindre l’Occident : abandon de l’alphabet cyrillique pour l’alphabet latin, coopération renforcée avec les USA, et sans doute bientôt la Gay Pride, c’est la suite logique2. Il se peut que les événements de janvier 2022 aient rapproché de manière décisive Moscou et Nour-Soultan, sur le dos de la population, ce qui n’est jamais une solution, mais la Realpolitik n’a pas d’états d’âme.

Aux déterminismes linéaires réducteurs, il faut substituer une approche multifactorielle et paradoxale, éventuellement issue de la mémétique et de la cybernétique sociale. L’un de ces paradoxes historiques est le comportement des catholiques traditionnalistes pendant la guerre froide : naturellement anticommunistes, ils ont tout aussi naturellement cautionné l’OTAN (l’alliance militaire de l’Atlantique Nord), qui devait les protéger du communisme mais qui s’est avérée être le meilleur soutien de la société ouverte, du LGBT, de l’invasion migratoire, du terrorisme d’État et de la déchristianisation. L’Alt-Right utilise le surnom affectueux de « Cuckservatives » ou « Cucks » pour qualifier ces « conservateurs cocus », que l’on aime bien, mais qui pêchent par naïveté. L’atlantisme et le capitalisme sont finalement bien plus de « gauche » et « progressistes » que le communisme ne l’a jamais été, ce dernier pour des raisons d’immobilisme politique se muant finalement en conservatisme. Aujourd’hui, il ne s’agit pas de demander aux croyants d’admettre que le communisme était leur ami, mais qu’il y avait un ennemi encore plus dangereux, qu’ils n’ont pas identifié, et auquel ils ont même accordé leur confiance, aveuglés qu’ils étaient par certains automatismes idéologiques. Pour comprendre le réel dans ses propres termes, et non au travers du prisme déformant d’une idéologie, il faut quitter le ciel des idées et des idéalités pour examiner les effets concrets des régimes politiques. Juger l’arbre à ses fruits, et non pas sur une image.

Le numéro 73 du magazine Terre et Peuple publiait en 2017 un entretien avec Thierry Meyssan. L’interviewer Thodinor lui demandait :

Une obsession antirusse semble traverser depuis toujours la politique extérieure occidentale, particulièrement dans sa variante anglo-saxonne. Avez-vous une explication à ce phénomène ? ».

Ce à quoi Meyssan répondait :

La mentalité britannique est parfaitement antagoniste de l’esprit russe. Il y a une haine inextinguible vis-à-vis de la Russie. La pensée russe a un rapport avec la réalité, l’affrontement avec la nature alors que la pensée anglo-saxonne est souvent marquée par la double pensée, cette manière de faire la guerre par la manipulation de proxies. »

Ces proxies, ou supplétifs, chargés d’attaquer la Russie, viennent de toutes les origines. La seule condition de leur recrutement est qu’ils convergent dans le but de faire tomber l’État central à Moscou. Les réseaux antirusses issus du suprémacisme blanc qui ont pris le pouvoir en Ukraine depuis 2014 sont liés aux réseaux terroristes islamistes qui agressaient la Tchétchénie dans les années 90, et tous communient avec le gauchisme sponsorisé par George Soros dans la haine de la Russie, c’est-à-dire du réel3. Dans l’inconscient collectif mondial, la Russie occupe la place du réel, c’est-à-dire de la limite, donc du Père. Selon la définition de Lacan, « Le réel, c’est quand on se cogne. » Ajoutons : « Le réel, c’est quand ça cogne. » Ce principe de réalité devenu fondement politique, géopolitique et civilisationnel en Russie est l’ennemi juré de l’hystérie atlantiste libérale-libertaire et de son culte du plaisir et du spectaculaire. Si l’on devait adopter en conclusion un point de vue eschatologique, alors, à la fin des temps, il faudrait que le réalisme l’emporte sur l’idéalisme, comme le réel devrait l’emporter sur le virtuel.


(1) « Le mouvement prométhéen ? », par Alexandre Latsa, 23/11/2011.
(2) « La Russie en train de perdre le Kazakhstan, jusqu’alors son fidèle allié », 21/03/2018.
(3) Ces liens apparemment contre-nature sont documentés dans « Retour sur Maïdan – La guerre hybride de l’OTAN », Le retour aux sources, 2017, qui doit être republié en 2022 par les éditions Culture & Racines.

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