L’affaire Dreyfus est le moment historique où la bourgeoisie française a officialisé sa décision de ne pas recourir à l’antisémitisme pour neutraliser la « question sociale ».
L’affaire Dreyfus est le moment historique où la bourgeoisie française a officialisé sa décision de ne pas recourir à l’antisémitisme pour neutraliser la « question sociale ».
Elle sentait bien que le « coupe-feu » ethnique (pseudo-racial) était fragile, et qu’à mettre le doigt dans ce mécanisme, elle risquait d’y perdre la main. L’histoire ultérieure des « totalitarismes » lui a, de ce point de vue, donné raison.
La question sociale est la contradiction de base de la société démocratique/industrielle – celle que Marx n’a jamais été en mesure d’identifier correctement, faute de disposer d’une anthropologie adéquate.
Dans la société démocratique/industrielle, le producteur est aussi un soldat. Entre la fin du XVIIIe siècle et 1914, toutes les sociétés « développées » (et, sur la fin, même les sociétés semi-développées de la périphérie : empires ottoman et russe) se sont dotées d’armées de conscription, dont les effectifs dépassaient d’un ordre de grandeur celui de toute la sociologie des gens d’armes de l’ancien régime pris au sens le plus large. Ce n’est pas (comme le pensait Marx) comme producteur que le citoyen de cette néodémocratie inquiète les élites d’icelles – mais comme soldat.
Preuve en est que la grève générale chère à Sorel (de ce point de vue un marxiste assez orthodoxe) n’a jamais eu lieu, et que les seules révolutions communistes qui ont effectivement eu lieu ont été des révolutions périphériques, encore teintées d’émancipation nationale, et mises en œuvre par des sociétés (russe, chinoise, perse, arabe) agraires et religieuses, où le prolétariat industriel restait fortement minoritaire.
La question sociale qui est sur toutes les bouches depuis 1848 au plus tard est donc, du point de vue des élites, la question de savoir comment neutraliser le potentiel subversif inhérent au citoyen-(ouvrier)-soldat, qui sait manier les armes et s’organiser militairement. L’Occident au sens le plus strict (le monde anglo-saxon) s’est à peine posé la question, trouvant d’instinct la réponse capable de porter la modernité, c’est-à-dire le libéralisme, à son accomplissement.
Les sociétés culturellement arriérées (Allemagne) ou totalement arriérées (Russie) du centre et de l’est de l’isthme européen ont fini par opter pour diverses variantes du socialisme, c’est-à-dire de l’antisémitisme. Qu’en Russie cet antisémitisme d’État ait été réalisé par un parti bolchévique très largement juif à l’origine ne peut ni ne doit étonner personne de ceux qui ont lu les réflexions de Marx sur la question. Devant absolument dépasser l’illusion raciale antisémite, l’élite bolchévique s’est constituée en bourgeoisie d’État, tandis qu’en Allemagne hitlérienne, c’est la bourgeoisie antisémite-racialiste qui a annexé l’État (la polycratie nazie) ; les résultats – et notamment le plus saillant démographiquement : la liquidation physique d’une partie de la classe moyenne – sont largement identiques.
La victoire des dreyfusards en France, à la manière de la bataille de Poitiers, a marqué la limite continentale de la solution antisémite – tout en présageant aussi celle du camp victorieux de 1918. A l’ouest de cette limite, la solution au problème social est restée celle que les guerres napoléoniennes et l’aventure coloniale avaient inaugurée sans trop la théoriser : la concurrence armée des impérialismes – et son pendant idéologique : le nationalisme. L’efficacité de cette solution ne se résume pas au pouvoir narcotique de l’opium nationaliste : l’expansion coloniale a, effectivement, créé des débouchés pour beaucoup de ces ouvriers-soldats perdants du jeu capitaliste qui, restés au pays, auraient pu devenir sensibles aux discours d’un Guède ou d’un Sorel. Ce qui aide aussi à comprendre pourquoi les retardataires du nation-building des années 1789-1848 ont aussi été les « mauvais élèves » plus tard tentés par la solution socialiste/antisémite – ayant d’ores et déjà dû refouler et ravaler « à l’interne » une grande partie de la violence sociale que les démocraties occidentales avaient pu défouler sur les « races inférieures » (terminologie officielle de l’époque) de leurs colonies pas si démocratiques que ça.
L’hécatombe de 1914-18, tout en marquant le triomphe de la solution occidentale (nationaliste) – manifesté, notamment, par le massacre des classes dangereuses, prolétariat et paysanneries rouges confondus –, marque aussi son épuisement. Même si, techniquement, elle ne culminera que 27 ans plus tard avec la détonation de Little Boy, la course aux armements est déjà parvenue à sa limite psychologique. Le pacifisme français (tout comme ses équivalents moins prégnants d’Italie, d’Allemagne et de Grande-Bretagne) est le moment historique où la bourgeoisie française devient mondialiste, décidant de sacrifier même l’idole nationale sur l’autel de sa sécurité. Là encore, c’est le germe, polémique et ultra-théorisé, d’une évolution ultérieure générale qui ailleurs (et notamment dans le monde anglo-saxon) sera plus douce et spontanée, mais conduira dans tous les cas, dans l’ensemble de l’Occident, au désarmement des masses. Préfigurée par les capitulations algérienne et vietnamienne, l’abolition de la conscription se généralise à l’ensemble du monde occidental (y compris ses marges récemment conquises d’Europe dite « centrale ») au cours de la dernière décennie du XXe siècle. Mais, au moment de l’adoption de ces décisions, l’armée populaire n’est plus qu’une survivance folklorique. Son ressort spirituel, enterré en France dès les accords de Munich, casse en Allemagne en 1945, et en Russie au moment de déstalinisation – de ce point de vue, la campagne de France, la guerre d’Algérie, 1956 et la campagne d’Afghanistan relèvent d’un mopping-up, certes douloureux, mais parfaitement post-historique.
L’éthique de l’ouvrier-soldat n’a certes pas disparu de la surface du globe. Elle a, plus exactement, déménagé (en même temps que l’aventure technologique qui lui est associée) en Extrême-Orient – avant tout en Chine. Plus près de chez nous, la Turquie d’Erdogan propose une variante postislamique du même modèle de démocratie industrielle secondaire – néanmoins compliqué (comme en France avant la IIIe République) par la persistance d’un passif d’ancien régime et de son pendant pseudo-bolchévique (le laïcisme autoritaire des kémalistes). En-dehors de ces marges rebelles, l’avenir de l’Occident s’annonce de toute évidence néo-impérial : la domination de telle ou telle élite (impériale au sens khaldûnien) pourrait s’y avérer plus fragile qu’à l’époque démocratique-industrielle – dans la mesure même où elle reposera sur une violence privée du cache-sexe du compromis démocratique. Mais le principe élitaire en lui-même (c’est-à-dire avant tout celui d’un accès inégalitaire aux leviers de décision) n’en sera que plus stable. Même si on peut évidemment aussi se demander dans quelle mesure l’idéologie libérale pourra vraiment servir de substitut aux anciennes religions impériales, une fois que la multipolarité l’aura relativisée de facto.
Mais imaginer – ou appeler de ses vœux, ce qui revient au même – un renouveau de l’attitude état-nationale en Occident, c’est donc (au-delà de divers arbres cachant la forêt – comme les retards technologiques en voie de creusement etc.) présupposer qu’il est possible de reconstituer l’humus anthropologique brûlé par la combustion moderne sans « repasser par la case tradition ». C’est, pour aller à l’essentiel, s’imaginer qu’on peut rendre à la majorité des « sédentaires » khaldûniens une ‘asabiyya pseudo-tribale sans renoncer à la société ouverte – et notamment en conservant son pilier central : le féminisme.
Or, pour ridicule que cette option puisse être sur le papier, c’est bien elle que semble favoriser la plupart des mouvements politiques occidentaux d’opposition qui prétendent actuellement (avec plus ou moins de sincérité) remettre en question le statu quo mondialiste. A la faveur de leur structuration idéologique initiale – autour de l’opposition à un aspect finalement secondaire du désarmement mondialiste : l’immigration de masse, en grande partie issue du monde islamique –, ces mouvements ont intégré l’islamophobie (une nouvelle forme d’antisémitisme – essentiellement progressiste, comme la précédente) au cœur de leurs représentations politiques, désignant ainsi en creux le féminisme comme l’élément central de leur échelle des valeurs (échelle d’ailleurs effectivement bien reflétée par la sociologie, très féminisée, de leur encadrement politique).
Modeste Schwartz
3 août 2020.