Ce que Kojève appelle « japonisation », c’est plus ou moins ce que Debord a appelé « spectacle » (et, dans une moindre mesure, ce que Clouscard a appelé « séduction », mais, de toute façon, Clouscard est moins important).

Pour Kojève (qui a compris au début de la guerre froide que, le front antifasciste étant une sombre arnaque, il n’y aurait jamais de révolution mondiale, mais juste la convergence de deux sociétés de la consommation, sur des bases finalement marxistes, mais pas léninistes pour autant), la japonisation est une divine surprise (d’ailleurs, comme il invente ça au moment où il commence à parcourir le monde en jet pour le compte du GATT, toutes les surprises sont divines) ; elle signifie que l’humanité ne va pas s’animaliser tout-à-fait dans « l’Etat homogène et universel » désormais atteint (et au sein duquel certains seront plus homogènes que d’autres, mais ça tombe bien : ce grand bourgeois s’était de nouveau retrouvé du côté du manche). Marx est discrètement passé à la poubelle, mais la japonisation annonce à des générations entières de Harari qu’on va quand même pouvoir jouir sans abjurer Hegel.
Pour Debord le révolutionnaire de quartier étudiant (juste pas assez idiot pour gober le bobard en bullshit massif du « socialisme réel », qu’il rebaptise sans aucune pitié « spectacle concentré »), mais qui reste donc marxien/rousseauiste dans une sorte d’ultime acception du terme (par l’insertion messianique de sa pensée sur l’horizon implicite d’un Grand Soir d’après le Spectacle), le spectacle est au contraire affecté d’un signe négatif : on jouit sans entraves, mais on jouit faux.
(Clouscard propose un sous-produit de la seconde variante, dans lequel on jouit réellement – ne pas mépriser Billancourt ! –, mais sans pour autant cesser – vieux fond chrétien – de remarquer que c’est immoral, puisque le taulier, c’est le capitalisme, qui, comme le Diable, séduit.)
L’important dénominateur commun, c’est le sentiment de déréalisation, solidaire du constat d’une situation « post-historique » (même si, à part Kojève qui apporte une réponse à mon avis fausse, personne ne se demande QUELLE histoire au juste a pris fin). Comme le cinéaste Curtis parlant d’hypernormalisation, Kojève parle de perpétuation formelle de l’être culturel de l’humanité (en feignant de ne pas remarquer que cet être culturel, dans la perspective de Hegel, et donc aussi dans la sienne, n’est autre que cette histoire censée avoir pris fin), tandis que Debord ressuscite/détourne ni vu ni connu la catégorie hégélienne du faux (qui, de passé dialectique du vrai qu’elle était chez Hegel, devient chez lui avenir dialectique de ce même vrai). Il est bien évident qu’ils parlent tous de la même chose.
Un anthropologue pourrait ici faire remarquer que, moins de 20 ans après la mort de Kojève (finalement le plus lucide du lot), encore du vivant de Debord et Clouscard, la plupart des Etats occidentaux ont aboli la conscription, tandis que les usines où les recrues seraient allé bosser après la quille commençaient (suite aux accords Nixon-Mao parrainés par Kissinger : autre hégélien de gauche entré en diplomatie) leur (au début, encore lente, mais finalement) massive migration vers l’Asie. Ici, c’est Clouscard (dernier arrivé du trio) qui saisit au mieux le lien entre tertiarisation et féminisation (vérité qui, par l’intermédiaire de Soral, finit par échouer aussi bas que la rhétorique zemmourienne) : le « mouvement autonome du non-vivant » a l’air (dans un premier temps) autonome surtout parce que la production de la si fétichisée marchandise tend à s’éloigner de son consommateur. Dans les limbes de « l’automation » ? A 10%, oui. Et à 90%, vers l’Asie. Une fois délivré de la chaîne de production et de l’uniforme, bien entendu, l’occidental n’a plus tellement besoin de ce « travail reproductif » des femmes (encore bien apprécié, cela dit, par l’électeur FIDESZ, qui trime pour une filiale de Siemens à 800€/mois) : il veut jouir, l’occidental, il acquiesce à la salopisation générale (en se disant qu’il en tirera bien lui aussi sa petite aubaine marginale de cul déréglementé). Ce n’est qu’en constatant que les putes les moins ouvertement tarifées ne sont pas toujours les moins chères qu’il devient finalement debordien (après avoir lu la Société du Spectacle comme tout le monde, en khâgne, sans rien y comprendre) : le vrai (il a bandé) était en réalité un moment du faux (elle l’a largué : « au suivant ! »). C’est son moment YIN (Culture & Racines, 2020), à l’occidental. On est en 2019.
Sexe tantrique, théâtre Nô : la japonisation a un arrière-goût de branlette dépressive. Seulement voilà, Davos s’en est rendu compte avant lui. Fini la société ouverte, fini le China-bashing, Soros peut ranger ses jouets, on se la rejoue léniniste : tous fliqués, tous sauvés. Entrée sur scène du Magicien de Davos (Culture & Racines, 2021). On viole la société sous nos yeux. Elle se débat d’ailleurs un peu (Philippot, Loukachenko), mais c’est pas très convaincant. Elle serait pas discrètement consentante, des fois ?
Et là, tout d’un coup, annulation de la japonisation (qui avait de toute façon déjà viré SM : Ai no Korida, 1976 !) pour cause de panne de chauffage de tous les théâtres d’Occident. Faute d’électricité, la projection du Spectacle s’interrompt : il s’avère qu’aussi bien le projecteur (fabriqué en Chine) que l’énergie pour le faire tourner (importée de Russie) étaient, depuis des décennies, payés en fausse monnaie de séduction spectaculaire japonisée, mais depuis qu’à Paris on savoure le café debout, les sauvages croient de moins en moins aux pouvoir magiques de ces merveilleux assignats ornés de dessins d’ouvrages d’art sur Mars.
A la tête de plusieurs milliers de bureaucratesses hystériques, Ursula von der Lügen, en complet bicolore, imite Greta Thunberg, version gériatrique liftée. Comme le culte de la Race dans le bunker de Tonton, le Spectacle continue, mais uniquement pour elles, là où il reste du courant. C’est la japonisation dans un seul pays, aurait dit Staline (et Kamenev – qui l’a payé de sa tête – aurait sardoniquement corrigé : dans une seule rue ! – de Bruxelles, en l’occurrence). Mais comment a-t-on pu en arriver là ? 2022 : voici venu le moment d’écrire (et de lire) Køvíd (Culture & Racines, 2022).
Modeste Schwartz
Septembre 2022