Nos élites auraient-elles La Chine pour modèle ? I Entretien avec Éric Verhaeghe

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Entretien d’Éric Verhaeghe, directeur du Courrier des Stratèges, avec Paul-Marie Coûteaux dans la revue « LE NOUVEAU CONSERVATEUR » (N°6 – Hiver 2022).

Étonnant et charmant personnage qu’Éric Verhaeghe ! Né en 1968 à Liège dans une famille modeste (ses grands-parents maternels étaient paysans en Charente, ses grands-parents paternels ouvriers à Liège), il éparpille sa jeunesse entre petits boulots et grandes études (maîtrise de Philosophie à Paris-I, DEA d'histoire) avant d'entrer à la Ville de Paris, puis au Ministère de l'Éducation Nationale, et finalement à l'École Nationale d'Administration - peut-être un peu par hasard auquel ce touche-à-tout aux curieuses lunettes vertes semble s'être confié une fois pour toutes. Verhaeghe ne reste d'ailleurs pas très longtemps dans lux fonction publique : ce libéral d'esprit et de tempérament (on verra à nos controverses ci-dessous que les traditions conservatrice et libérale ne se juxtaposent pas tout à fait...), ce bon vivant qui regarde la vie et le monde avec un fin sourire amusé, l'Administration l'impatiente un peu : il lui faut des postes plus risqués, et de ce fait plus importants. Il entreprend alors une carrière originale dans les instances patronales françaises, qu'il représente dans divers organismes paritaires, devenant notamment président de le puissante APEC (Association Pour l'Emploi des Cadres), poste exposé dont il démissionne avec fracas pour fonder diverses sociétés (Parménide, cabinet d'innovation spécialisé dans l'élaboration de réseaux sociaux ; « Tripalio » ; « Cosmico » ; etc.). C'est alors que survint ce que nous nommons « l'Opération Covid », à la faveur de laquelle il apparaît, très tôt, sur divers sites et webtélés pour poser des questions cadrant mal avec la thèse officielle du virus transmis au monde par un animal exotique du marché de la ville chinoise de Wuhan et autres vérités présentées comme scientifiques qui se révélèrent de saumâtres mensonges. Je l'ai découvert répondant avec beaucoup de sagacité aux questions de TV Libertés et bien que j'eus très tôt l'intuition qu'il y avait dans cette extraordinaire affaire « anguille sous roche », il fut le premier à éclairer ce qui n'était encore pour moi que des interrogations, puis découvris un de ses sites, « Le Courrier des Stratèges », que j'invite nos meilleurs lecteurs à suivre. Ce fut au long de deux agréables déjeuners que je découvris mieux son personnage, le sens du libertarisme dont il se réclame en renouvelant l'image, et ses vues aiguës sur l'affaire  qu’il développe dans un livre « Le Great Reset : mythes et réalités »[1], commentaire appliqué du livre qu'ont publié dès juin 2020, Thierry Malleret, économiste qui fut proche conseiller de Michel Rocard et Klaus Schwab, ingénieur allemand né en 1938, devenu président du Forum Économique Mondial sis à Davos, d'où il supervise, tel un Zarathoustra, les politiques des grands Etats, recevant en maître-chef les maîtres du monde, ces présidents et chefs de gouvernement dont l'élection n'a sans doute pas la pureté des hauteurs suisses... Les conversations avec Éric Verhaeghe nous hissent sur de toutes autres hauteurs, d'où s'aperçoivent les mutations de l'actuel capitalisme de connivence, le grand avenir des méthodes de contrôle social et pire encore, ce que sera « l'Homme du XX' siècle ».

Vous êtes très tôt entré en scène dans l'affaire de la Covid. Qu'est-ce qui vous a mis « la puce à l'oreille » pour que vous posiez si tôt des questions, - vous-même et le site que vous animez avec quelques amis, « le Courrier des Stratèges » ? Au passage, pouvez-vous nous présenter ce site, et aussi, nous dire le rapport entre épidémie » et la stratégie ?

Voilà beaucoup de questions en même temps ! Quelques mots peut-être sur le Courrier des Stratèges auquel collabore notamment Edouard Husson. Il fut lancé voici un an sous forme de quotidien en ligne. Nous dépassons le million de vues mensuelles, en auto-financement. Nous sommes indépendants, et avons adopté une ligne libertarienne, avec une sensibilité plus ou moins conservatrice selon les auteurs. L'idée de transformer ce blog libertarien, initialement consacré aux « signaux faibles » de l'actualité en site indépendant financièrement et doté d'une équipe d'aujourd'hui sept personnes est largement née de la Covid.

Dès la crise de l’hydroxychloroquine, l'ancien haut fonctionnaire que je suis a senti qu'il se passait quelque chose d'anormal dans la machine étatique. L'orchestration d'une crise brutale er la surréaction manifeste à tout discours alternatif, à toute forme de doute, fut et reste encore un mystère. Dès les premiers jours de confinement, un « narratif », comme on dit maintenant, totalement totalitaire et dogmatique s'est mis en place sur à peu près tous les sujets. Nous ne sommes pas encore au bout de ce que nous pourrons savoir un jour. Mais il est manifeste que des forces extérieures ont interféré dès le début avec le cours normal des choses, et que la gestion de la crise sanitaire a été orientée et instrumentalisée à des fins très politiques. Il m'a semblé utile de m'entourer de compétences pour maintenir le combat en faveur des libertés, et « déconstruire » les affirmations de la propagande chaque fois que c'était possible.

Au début de votre livre (p. 13), vous posez, comme en passant, une question d'allure anodine : « Lorsque les Gouvernements décident de recourir aux confinements, et à diverses restrictions des libertés, agissent-ils parce qu'ils ont lu ou écouté Schwab ou simplement parce que les éléments politiques à leur disposition leur recommandent d'agir de la sorte ? ». Ce sont ici deux hypothèses, de sorte que ma question sera double : qui est ce Schwab, créateur et président du forum de Davos, qui aurait tant d'influence sur les chefs d'État et de Gouvernement de la planète ? Comment expliquer que son livre tirant les leçons de la « pandémie » et annonçant ses conséquences, la plupart réputées par lui formidables, soit soumis au sommet de Davos de juin 2020 - donc écrit au tout début d'une épidémie dont on ne connaissait pas l'ampleur ? Curieux calendrier, non ?

Klaus Schwab est méconnu de l'opinion publique et c'est injuste. Ce fils d'un industriel allemand, né en 1938, qui a vu des Juifs travailler gratuitement dans l'usine de son père pendant la guerre (sa famille est en partie suisse, mais ses parents se sont installés en Allemagne en 1933 pour participer au réarmement industriel allemand, le jeune Schwab passant la première partie de sa vie dans la ville de Ravensbourg - ndlr) a bâti sa fortune grâce au Forum de Davos dont la première version date de 1969. C'est en partie grâce à la Commission Européenne qu'il est parvenu à transformer son événement de 1969, très « technique » au départ, en un grand rendez-vous de la mondialisation.

C'est surtout ce qu'il faut retenir de Schwab. Il a fait de Davos le cerveau de l'idéologie mondialiste, selon laquelle les Etats-nations sont des structures ringardes, et selon laquelle la planète doit être dirigée par une cascade d'instances multilatérales réservées à une élite détentrice des Lumières. Davos est un lieu où les mondialistes aiment à se réunir pour dégager un « mainstream » (disons-le en anglais - ndlr), une vision commune, et réseauter entre eux.

C'est un peu la force de l'habitude qui a fait de Davos ce rendez-vous de caste où des gens déracinés se rencontrent pour dire du bien du déracinement. Mais l'intelligence de Schwab a consisté à faire évoluer la formule, notamment en pariant sur la Chine. Xi Jinping est devenu un intervenant régulier du Forum. Schwab a d'ailleurs été décoré par le leader chinois en personne.

Cette anecdote donne une bonne idée du rôle crucial de « tête de réseau » que Schwab a fini par jouer au cours du temps. Il lui a fallu au moins trente ans pour bâtir cette influence. Vous posez à juste titre la question du « délit d'initié », en quelque sorte, dont Schwab aurait bénéficié sur l'apparition de la Covid. Je ne suis pas capable de répondre à cette question, et j'attends que l'histoire fasse son œuvre de documentation incontestable. En revanche, l'hypothèse d'une épidémie dévastatrice n'était nouvelle pour personne. Rappelons qu'en 2009, le H1N1 avait constitué une répétition générale de l'exercice Covid. Davos a travaillé sur ce sujet pendant toute la décennie ! Par exemple, en 2015, c'est à Davos que Bill Gates lance la plate-forme INFUSE qui doit accélérer la création de vaccins. C'est toujours à Davos que, deux ans plus tard, Bill Gates lance le CEPI, consacrée à la recherche sur les vaccins contre les SRAS et autres virus proches du Covid.

Je ne sais pas si Schwab savait que la Covid arriverait ; en revanche, je suis absolument sûr qu'il savait comment réagir en cas d'apparition de la maladie, puisque tout ceci était anticipé. Il ne lui a donc pas fallu beaucoup de temps pour dire quoi faire, et surtout comment tirer parti de cette épidémie pour son obsession : réformer « le monde d'avant » et préparer « le monde d'après ».

C'est la force de l'habitude qui a fait de Davos ce rendez-vous de caste où des gens déracinés se rencontrent pour dire du bien du déracinement. L'intelligence de Schwab a consisté à faire évoluer la formule, notamment en pariant sur la Chine ».
Notons que c'est aussi l'obsession d'Emmanuel Macron... Second volet de la question précédente : quand vous évoquez « les éléments politiques à la disposition des Gouvernements », à quoi faites-vous allusion ? Autrement dit, tonnait-on la façon dont sont « informés » les Gouvernements ? Vous évoquez aussi des « notes qui circulent dans les allées du pouvoir ». De quoi s'agit-il ?

Votre question est amusante, puisque l'histoire a commencé à faire son œuvre dans ce dossier, et l'on sait maintenant que, très tôt, des cabinets de conseils mondialisés comme Mc Kinsey ou Accenture ont murmuré à l'oreille des dirigeants sur la conduite à tenir durant la crise. C'est probablement à eux que l'on doit l'invention du passe-sanitaire comme outil de « crédit social » à la chinoise. On constate des choses troublantes. Par exemple, dès le mois d'août 2020, Bercy produit un plan de relance économique dont beaucoup de mesures se trouvent dans le Great Reset de Schwab paru quelques semaines plus tôt. Cela intrigue. On se demande comment l'idéologie du Great Reset a pu percoler aussi vite jusque dans les bureaux de Bercy où des rédacteurs conçoivent des mesures loin du sommet du pouvoir et de tout pouvoir extérieur.

Il y a là matière à de longues recherches dans les archives pour comprendre comment tout cela s'est passé. C'est vrai en France, c'est vrai ailleurs. Par exemple aux États-Unis, où le ministre Buttigieg, ancien Young Leader repéré par Davos, a appelé à un investissement dans les plateformes logistiques pour lutter contre les pénuries. C'est précisément l'un des axes d'investissement prônés par Schwab ! Ces coïncidences sont tout de même curieuses.

Vous pointez « le remplacement de la volonté démocratique par un gloubi-boulga multilatéral », multilatéralisme dont vous écrivez « qu'il est une voie commode pour gouverner sans avoir à composer avec la volonté populaire » ; les peuples, qui croient que leurs gouvernements gouvernent, ne saisissent pas la formidable redistribution des pouvoirs que ce multilatéralisme opère à l'échelle mondiale au détriment des États. Davos est-il simplement le symbole, en somme la face extérieure, ou le vrai cœur du cénacle ? Frappantes sont les images, diffusées par le World Forum, où l'on voit des chefs d'État en télé-conférence parler avec le grand M. Schwab comme pair et compagnon...

Je ne pense pas que Davos soit un cœur de décision. Les cœurs de décision, au sens où vous l'entendez, ce sont plutôt les G7, les G8, les G20, les COP, et autres grandes rencontres organisées façon, beaucoup mieux que cela : c'est le cœur de l'influence. On s'y retrouve pour réseauter, pour faire consensus, pour agrandir le cercle de ses connaissances et de son influence. Donc, on rentre dans le moule. On imite, on répète. C'est à cela que sert Davos : à faire en sorte que des gens qui ont des intérêts communs en prennent conscience et s'organisent pour les promouvoir. A Davos, on ne décide pas, on est en amont de la décision. C'est cela qui est essentiel, et qui en fait la force.

C'est à Davos que Bill Gates lance par des sherpas, lesquels tiennent la plate-forme INFUSE qui doit machine. Davos est, d'une certaine accélérer la création de vaccins ».


Vous assumez votre « libéralisme » (vous vous dites même « libertarien ») face à des oligarchies mondiales que des esprits rapides traitent de « libérales », alors qu'elles sont (M. Macron l'a bien montré) hyper-étatistes, autoritaires et souvent liberticides, leur modèle étant ce mélange de capitalisme et d'étatisme centralisé qu'est la Chine communiste, pour laquelle les oligarques de Davos éprouvent, écrivez-vous, une véritable fascination. Pourrait-on aller jusqu'à dire, comme vous le suggérez du bout de la plume, que le communisme, tant craint au temps de l'Union Soviétique, s'impose finalement à l'Europe par la Chine ?

Je dirais que le modèle chinois constitue un vrai pôle d'attraction pour la caste mondialisée, même si elle ne l'assume pas vraiment, parce que la Chine est parvenue à nourrir l'illusion qu'elle pouvait assurer une croissance économique forte, un développement rapide et une stabilité sociale grâce à des mécanismes de contrôle massif. Pour la caste, qui est effrayée par la montée des populismes (Trump, Brexit, Gilets Jaunes...), le modèle chinois est la solution.

Le modèle chinois présente un autre avantage : il permet à une élite de s'enrichir grâce à une connivence entre intérêts privés et intérêts publics. De ce point de vue, la Chine assure le triomphe de ce qui ressemble beaucoup au « capitalisme de connivence » en vigueur dans nos pays, où les technostructures publique et privée nourrissent de multiples connexions pour faire des affaires, très souvent avec l'argent du contribuable.

Progressivement on comprend que des gens comme Schwab ont épousé la cause chinoise sans le dire (on pourrait dire qu'ils ont << les actes sans la foi ») pour une raison assez simple : celle de la cupidité. Dans un monde où le modèle consumériste s'épuise, un bon dirigisme à la chinoise, qui protège et finance les grandes entreprises et leur management, est une solution commode.

Je poursuis ici votre critique contre le prétendu libéralisme du système. Dans la pratique, l'enchaînement de décisions qui a conduit à un capitalisme de connivence est quand même la conséquence du néo-libéralisme, cette forme bâtarde, étatiste, du libéralisme, inventé par le colloque Lippmann de 1938. C'est en 1938 que les intellectuels libéraux européens valident l'idée que l'Etat est légitime à se mêler de « régulation », de santé, d'affaires éducatives, etc. Le tournant pris par le libéralisme européen à cette époque (tournant qui sera contesté en 1945 par Mises, Hayek ou Popper) ouvre alors la voie à ce qui est aujourd'hui ce fameux « capitalisme de connivence » qui exige de l'Etat qu'il réglemente le « marché » pour en améliorer prétendument le fonctionnement. C'est ainsi qu'apparaît une technostructure étatique dont le métier est de régir l'activité des entreprises. Cette évolution est fondamentale pour comprendre comment, par exemple, l'Inspection des Finances est devenue un gisement de recrutements pour l'industrie bancaire. De la fonction de régulateur à la fonction de régulé, il n'y a qu'un pas, qui est dangereux...

De mon point de vue, le véritable enjeu de l'opération est là : éviter la baisse des profits des entreprises mondialisées en confisquant les marchés futurs ».
On voit ici que le néo-libéralisme était bien porteur d'une dérive naturelle vers le système chinois, c'est-à-dire une sorte de capitalisme d'Etat, doublé de puissants mécanismes de contrôle social.

Vous prenez la précaution, au début de votre ouvrage, de dénoncer le « complotisme » - mais que penser de ce mot bizarre qui vise non point ceux qui complotent, mais ceux qui dénoncent les opérations politiques des oligarchies - lesquelles ont de tous temps mené des opérations secrètes, dont l'histoire est remplie ?

La désignation de toute dissidence comme complotiste me paraît, en effet, un élément important à souligner. Permettez-moi de poser un raisonnement un peu long sur le sujet.

D'abord, le complotisme existe. C'est une philosophie de l'histoire qui nie le poids des faits collectifs ou sociaux, et qui ramène tout à des explications personnelles ». Les choses arriveraient parce qu'elles auraient été décidées par quelques personnes qui manipulent le monde. Par exemple, certains aiment réduire la Révolution Française à un complot maçonnique. Pour ma part, je suis convaincu que la maçonnerie a constitué un élément important pour comprendre la Révolution Française, mais que la maçonnerie n'aurait pu seule réussir cette Révolution. Il n'y aurait pas eu de chute de l'Ancien Régime sans l'intervention de nombreux facteurs qui dépassent très largement la question de la franc-maçonnerie. Sur le fond, l'Ancien Régime était épuisé et ne correspondait plus aux besoins d'une société moderne. Franc-maçonnerie ou pas, il serait tombé.

Le Great Reset, c'est la même chose. Beaucoup considèrent ou imaginent qu'il existe un plan tout prêt, depuis dix ans, pour créer une épidémie qui donnera l'occasion de prendre le contrôle de nos sociétés. Je pense que c'est une vision réductrice. Certes, il y a bien un agenda, dont même les plus sceptiques commencent à reconnaître l'existence. On comprend tous que la stratégie vaccinale n'est pas sortie du chapeau un matin de décembre 2020, mais qu'elle était largement anticipée. Je l'ai évoqué tout à l'heure. On comprend tous que l'identité numérique européenne ou le pass sanitaire correspondaient à des logiques mûries depuis des années...

La question est de savoir si ce à quoi nous assistons se réduit ou non à l'action de quelques-uns. J'observe quand même que, majoritairement, les Français ont accepté la vaccination. Probablement pas dans les proportions affichées par le gouvernement, et très largement avec l'aide de véritables opérations de propagande massive. Je ne le nie pas. Mais, du point de vue de la simple raison, le Great Reset n'est pas une affaire imposée de l'extérieur comme le Protocole des Sages de Sion. Il exprime aussi une vision du monde qui peut recueillir un consentement chez beaucoup de Français.

Enfin, il n'est pas inéluctable. L'histoire n'est pas écrite d'avance, comme la Caste tente de nous le faire croire. De ce point de vue, il y a, entre certains << complotistes » et la Caste, une sorte d'unité de vues : l'individu ne pourrait rien contre un destin fixé d'avance. Je crois cela faux. Je crois profondément que l'histoire est le produit d'antagonismes collectifs, de ce que Kant avait appelé « le conflit des volontés », et qu'il nous est donc toujours possible d'en changer le cours, même si cela demande pas mal d'efforts, sans certitude de succès.

Considérez tout de même que la plupart des dénommés « complotistes », et qui sont plutôt des « lanceurs d'alerte », dénoncent les machinations de la Caste pour alerter les opinions publiques, estimant eux aussi, justement, que l'Histoire n'est pas écrite. Nous reparlerons de cette importante question sémantique. Venons-en à un autre aspect : nos « oligarques », Schwab et Malleret en tête, sont-ils des « écologistes », reprenant les ritournelles à la Greta Thunberg qui font de l'homme un prédateur, un animal comme les autres dont il faut limiter la capacité de nuire ? Ecologisme curieux, malgré tout, puisque la sortie de la société de consommation à outrance, que l'on peut raisonnablement condamner en effet, se ferait selon eux par le recours à des technologies de pointe, les télé- conférences pour communiquer, des alimentations synthétiques, les innovations de la « quatrième révolution industrielle », celle de l'intelligence artificielle, de l'homme augmenté, ce qui est bel et bien l'horizon trans-humaniste. Il y aurait donc deux écologies complètement différentes, l'écologie conservatrice, visant à préserver les équilibres naturels traditionnels, et l'écologie trans-humaniste, hyper-technicienne, projetée vers le futur et la fabrication d'un homme entièrement nouveau ?

Il y a une évidence de moins en moins contestable : le modèle consumériste n'est pas tenable. Vous savez, c'est ce modèle fondé sur l'obsolescence programmée et l'appel à renouveler vos gadgets tous les ans. Le marché informatique et téléphonique fonctionne largement comme ça. C'est de cette façon qu'Apple est devenu l'un des poids lourds mondiaux : en vendant des produits peu durables, et en poussant les consommateurs à les renouveler régulièrement. Nous mesurons tous les dégâts causés par ce modèle de l'éphémère : il épuise les ressources naturelles et il pollue considérablement. Je ne fais pas partie de ceux qui croient l'espèce humaine en danger à cause de ce modèle, mais je pense qu'il n'est ni sain, ni souhaitable, ni durable. Donc il faut en changer, ce qui est un défi tant les gens sont devenus dépendants à la consommation et incapables de construire leur vie en dehors d'elle. La question est de savoir comment s'opère ce changement. Deux modèles, vous l'avez dit, se font concurrence :

- Le modèle traditionnel, en quelque sorte, conservateur pourrait-on dire, consiste globalement à faire l'éloge de la frugalité et à prôner un retour à des valeurs plus spirituelles. Au fond, on conteste le veau d'or, et on revient à une plus grande proximité avec « les grandeurs naturelles », comme aurait dit Pascal. Cette solution est destructrice pour les GAFAM qui se nourrissent de la surconsommation, même s'ils condamnent celle-ci.

- D'où l'autre modèle, celui du Great Reset. Leur proposition est de chercher des innovations technologiques qu'ils pourront vendre pour régler le problème de la transition énergétique et écologique, au besoin grâce à des subventions massives des États. Autrement dit, le modèle du Great Reset se présente comme progressiste ou transhumaniste, et il l'est par certains côtés. Mais son objectif premier est de trouver des marchés de substitution aux GAFAM et aux grandes entreprises transnationales, qui devront changer de modèle pour réduire les émissions de gaz à effet de serre. D'où les calculs savants de Schwab et consorts sur les milliers de milliards de dollars à extirper des Etats pour financer la « transition » dans les décennies à venir.

De mon point de vue, le véritable enjeu de l'opération est là. Il consiste à éviter la baisse des profits des entreprises mondialisées en confisquant les marchés futurs, voire en inventant ces marchés.

A propos « d’Homme nouveau », vous écrivez que le Great Reset ressemble à un projet d'homme nouveau dont l'Histoire a le secret : c'est la lignée des idéologies progressistes totalitaires qui, de Lénine à Pol-Pot, ont cru pouvoir changer l'Homme par des réalisations politiques. D'abord, vous référez ce projet totalitaire au XXe siècle, alors que nous le référons, nous autres les conservateurs, au XVIIIe : l'emballement moderniste, ou techno-progressiste ; mais serez-vous d'accord avec cette lecture de l’Histoire ?

Je comprends bien les différences de lecture de la situation actuelle entre conservateurs, dont vous êtes et dont je ne suis pas, et libéraux, dont je suis. Pour les libéraux, le Great Reset est l'expression d'une haine du marché par la caste, et seul le marché peut le bloquer. C'est en combattant le capitalisme de connivence que nous retrouverons nos libertés.

La grande bourgeoisie managériale mondialisée méprise le petit commerce et a surtout une conviction en tête : les populations seront moins rebelles si elles n'ont aucune indépendance financière. Or, un petit commerçant, c'est un indépendant. Le mot prend ici tout son sens... »
Il me semble que les conservateurs commettent une lourde erreur d'interprétation historique en inscrivant ce Great Reset dans la continuité de la rupture des Lumières, pour une raison simple. Ce que préconise le Great Reset, c'est la javellisation de l'ordre spontané dans nos sociétés, et la reprise en main de celles-ci par un ordre vertical. N'oublions jamais que le marché est la seule façon de laisser la société s'organiser spontanément. Tout autre modèle suppose une élite qui conduit le groupe. De mon point de vue, il y a une contradiction forte dans le conservatisme, dès lors qu'au lieu de combattre radicalement la verticalité du modèle mondialisé, il se pose en concurrent de celui-ci. Ce que le conservatisme propose, c'est le remplacement de l'ordre vertical imposé par la caste mondialisée, par un ordre vertical d'inspiration théologique. Dans les deux cas, c'est de la verticalité !

Ce ne me semble pas correspondre aux droits naturels des individus qui composent la société.

Peut-être réduisez-vous un peu vite « l'Ancien Régime » aux deux siècles (XVII et XVIIIe siècles) du réformisme bourbonien, de temps en temps assez vertical en effet, mais la vieille monarchie n'était pas très interventionniste - mais il est vrai que les conservateurs se passent en effet difficilement de la verticalité, celle de l'Etat, de l'Eglise, des écrivains et de la langue en général, etc. Amorce d'un débat qu'il nous faudra reprendre un jour. Revenons à votre ouvrage : parmi vos pages les plus poignantes, il y a la description, esquissée par Schwab et Malleret, d'un monde sans petites entreprises, sans artisanat, petits commerces, bars ou restaurants où tout est pris en charge par de très grandes multinationales, à grand renfort d'écrans, de livraisons à domicile, etc... Peut-on dire que l'épisode de la Covid a été sinon monté de toutes pièces, mais récupéré par les oligarchies mondiales, dont les GAFAM bien-sûr ?

C'est absolument ce que je pense ! L'origine du Great Reset est d'abord économique. Elle découle d'une baisse générale de profitabilité pour les grands groupes internationaux qui veulent restaurer leurs marges. Pour ce faire, ils proposent de définir, sous couvert d'écologie, de nouveaux marchés qui seront subventionnés (mutualiser les pertes, privatiser les bénéfices, toujours !) et d'éliminer au maximum toute concurrence.

Bien entendu, la fermeture des restaurants a profité à Mc Donald's, qui pratiquait de longue date la vente à emporter. Bien entendu, la fermeture des commerces non essentiels a profité à Amazon ou Ali Express et quelques autres. Bien entendu, cette grande bourgeoisie managériale mondialisée méprise le petit commerce et a surtout une conviction en tête : les populations seront moins rebelles si elles n'ont aucune indépendance financière. Or, un petit commerçant, c'est un indépendant. Le mot prend ici tout son sens. Le ramener au salariat est un nouvel enjeu de gouvernance.

On pourrait résumer la situation en affirmant que, pour restaurer ses marges de profitabilité, l'hyper-capitalisme a besoin d'aliéner le plus grand nombre possible de travailleurs. Sur ce point, la caste mondialisée a réussi une prouesse en se ralliant à la théorie monétaire moderne, inventée dans les années 80, selon laquelle la monnaie n'a pas de valeur intrinsèque et constitue l'apanage de l'Etat. Dans cette théorie, il faut verser de l’« helicopter money », de l'argent hélicoptère, pour assurer un minimum de consommation profitable aux entreprises.

Pour restaurer ses marges de profitabilité, l'hyper-capitalisme de connivence a besoin d'aliéner le plus grand nombre possible de travailleurs ».
Transformer des travailleurs indépendants en assistés qui vivent d'allocations versées par l'Etat, c'est précisément la stratégie du « quoi qu'il en coûte » de Macron, et des différents chèques promis aux plus pauvres. Comprenez que le Great Reset s'est offert un cadre théorique global pour justifier l'expropriation des travailleurs indépendants et pour faire croire que la société fonctionnera mieux lorsqu'elle sera totalement sous contrôle de l'Etat plutôt que libre.

Nous parlions tout à l'heure du conservatisme et de l'Ancien Régime, vous observerez que cette vision très étatiste, très verticale de la société, n'est pas complètement étrangère à l'esprit des corporations que la Révolution française a abolies.

Vous diagnostiquez la fin de l'humanisme - au sens premier, qui réfère surtout à l'érudition, au goût des Arts, des Lettres, de l'Histoire, de la Géographie, de la psychologie, de la morale, bref à tout ce qui a fait l'homme classique - celui que prisent justement les Conservateurs ; quant aux libéraux, je ne sais pas où ils en sont sur le sujet, car, tout occupées qu'ils sont à laisser faire le marché, ils n'ont pas l'air de se préoccuper beaucoup de l'Homme qui en sortira. Toujours est- il que, en face, vous pointez l'ignorance comme « valeur première >> des élites occidentales. L'indigence, l'imprécision du vocabulaire, la pauvreté de la syntaxe, la superficialité du livre de Schwab et Malleret sont pour vous révélateurs... Irions-nous jusqu'à parler de pauvreté intellectuelle ?

Oui, je pense profondément que le Great Reset est l'émanation d'une bourgeoisie managériale formée majoritairement dans des écoles de commerce ou d'ingénieurs à l'anglo-saxonne, et que ceux qui l'ont conçu et promu ne disposent que d'une culture fort limitée. Vous savez, c'est la culture Sciences-Po qui vous apprend à parler de Flaubert à partir des petites fiches sur Madame Bovary ou sur l'Éducation Sentimentale, sans avoir lu le roman lui-même. C'est la culture confiture : moins on en a, plus on étale.

Ce point n'est pas qu'anecdotique. Nous sommes face à une offensive globale menée par la Caste qui veut écarter les « anciens », ceux qui disposent d'un patrimoine constitué à force de travail et d'efforts, parfois consentis plusieurs générations auparavant. Regardez Macron et son entourage, jouets de quelques grands capitalistes qui s'appuient sur leurs employés pour noyauter l'administration et les décisions publiques.

Progressivement, l'honnête homme du dix-huitième siècle, l'esprit bien fait qui empruntait à la fois à l'aristocrate et à la profession libérale, l'homme indépendant, qui menait son propre cheminement intellectuel et spirituel à partir de vrais matériaux, cède la place à une sorte de produit standardisé, plus attaché à l'apparence qu'à la profondeur, aux feux de la rampe mondaine qu'aux ombres tourmentées du cabinet de travail. Ce manager modèle, issu des bons milieux et des bonnes écoles (de commerce), est armé de certitudes : il faut chercher le bien-être, pas le bonheur, ce qui est autre chose ; il ne faut pas se poser trop de questions, et il faut être « connecté », c'est-à-dire aux ordres des instances d'autorité, doté d'un masque et d'un kit de test - et ne plus parler à personne dans la rue par crainte d'être contaminé !

C'est probablement la leçon que nous pouvons retirer de l'épisode Covid : l'esprit critique est redevenu honteux, il est une marque d'insoumission, de contestation, alors que ma génération a encore reçu l'enseignement inverse. L'instinct grégaire s'impose comme une norme, et la propagande n'est plus perçue comme une menace mais comme une source de réassurance. Le Gouvernement le dit, donc c'est vrai. Le conformisme social autour de ces valeurs que des anciens comme moi vivent forcément comme régressives est très fort. Douter de la parole officielle entraîne un bannissement, surtout si le doute n'est pas exprimé à voix basse. Ce qui se dessine dans ce mouvement, c'est effectivement la fin d'une certaine idée de l'homme, la fin de l'humanisme et du libre arbitre.

Il est intéressant que vous observiez à plusieurs reprises que ce projet est « immanentiste » - je veux dire sans profondeur métaphysique, sans aucune allusion à des valeurs transcendantes ou seulement multiséculaires, comme si le seul intérêt de la vie était de vivre en bonne santé, aussi longtemps que possible, en maximisant sa jouissance. Pendant des millénaires, la grande affaire de la religion, et de la culture en général, était de « sauver l'homme » (du néant); désormais la grande affaire est de sauver la planète, chose toute différente. Il y aurait donc, dans « l'opération Covid », une dimension religieuse - et morale ?

Effectivement, une nouvelle religion apparaît, qui ne fait plus de référence à la transcendance, mais qui considère que l'homme est porteur d'une sorte de vérité supérieure, celle de son dépassement pour ainsi dire physiologique » grâce au progrès scientifique - en somme qu'il est capable de créer un Homme Nouveau. C'est la « religion du vaccin », pour faire court. Le salut n'est plus assuré par l'âme et par l'onction du baptême, mais par l'injection vaccinale.

Si l'on écoute Bill Gates, le vaccin doit permettre de régler tous les problèmes de santé, et l'homme doit en permanence recevoir des injections de produits divers et variés pour augmenter son espérance de vie. Et la vocation de sa vie, qui est de retarder la mort le plus possible grâce à la science, n'est certainement pas de s'élever spirituellement, mais de se sentir bien. L'idée du progrès intérieur par l'effort, la recherche de la transcendance, l'eschatologie au sens large, disparaît. Notre vie n'est plus une ascension vers quelque chose qui nous dépasse, mais un simple cheminement horizontal, à la recherche d'une sorte de quiétude moutonnière.

Vous vous souvenez peut-être que, à une époque pas si lointaine, l'existence de Dieu était une question angoissante, et l'angoisse existentielle était une étape importante dans la formation de chacun. Cette ère est révolue le Great Reset individuel passe par la recherche de la passivité mentale. Ne plus se poser de question, obéir, produire, jouir, consommer et... sauver la planète. ■


[1] Éditions Culture & Racines, 2021.

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